La peintre et écrivaine Lynette Yiadom-Boakye au Guggenheim de Bilbao (2023)

Des portraits de femmes et d'hommes noirs, représentés comme autant d'évidences, dans un quotidien d'inspiration parfois féerique. Née à Londres en1977de parents ghanéens, Lynette Yiadom-Boakye poursuit au musée Guggenheim de Bilbao un parcours bien identifié déjà dans le monde de l'art – ses œuvres figurent au sein de la collection Pinault et de la Fondation Louis-Vuitton en France; elles ont fait l'objet d'expositions monographiques à la Serpentine Gallery de Londres ou au New Museum of Contemporary Art de New York. Depuis le 31mars 2023, c'est dans l'écrin du prestigieux musée de Bilbao que s'expose la peintre et écrivaine:70peintures et dessins, tous réalisés entre le confinement de2020et le début de l'année2023au Royaume-Uni où l'artiste réside.

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Comme de coutume, Yiadom-Boakye accompagne de titres poétiques ses œuvres, dont la plupart sont ici exposées pour la première fois. On y retrouve son format et ses thèmes privilégiés: le black portrait, individuel ou collectif, où sont figurés personnages lambda ou artistes, tantôt dans des intérieurs tantôt sur des fonds de paysages naturels. L'artiste précise d'emblée: «Tout cela est issu de mon imagination. Il y a notamment des choses que je revisite: la présence vivante, non humaine…» Des figures inventées (mais réalistes) que le spectateur semble surprendre dans leurs activités quotidiennes, sans toutefois les perturber.

Organisée comme une déambulation dans trois galeries d'un étage du magnifique ensemble métallique de Frank Gehry, l'exposition offre une plongée corps et âme dans l'univers de Yiadom-Boakye. Onirique, mais pas que…

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Immédiateté et intimité

«Je suis assez impatiente», glisse l'artiste dans un sourire, en aparté. De fait, à 45ans, Lynette Yiadom-Boakye, formée au réputé Saint Martins College of Art and Design et aux Royal Academy Schools, a connu une trajectoire fulgurante. Et si elle a toujours été très prolifique, le contexte du Covid-19 s'est révélé particulièrement propice à sa création.

Flashback en 2020: «Bloquée à l'intérieur, je n'étais pas sûre de ce que je voulais faire.» Cloîtrée chez elle à Londres, la peintre n'a pas accès à son studio de création. Dès lors, elle s'attaque à des formats plus petits et renoue avec d'autres formes artistiques, tel le dessin au fusain. La douceur se mêle à l'intimité dans cette exposition qui devait initialement se tenir en automne 2020, dans le prolongement de celle programmée à la Tate Modern à Londres. Même s'ils font mine d'ignorer le spectateur par leur positionnement sur le cadre, les personnages sont là, bien concrets à ses yeux; ils se présentent dans des postures familières (de face, de profil, allongés, les bras croisés…). Ainsi,la toile Above The Heart And Below The Mind (dont le titre résonne par son rythme avec celui de sa voisine Under The Lungs And Over The Loins) figure un personnage assis sur son fauteuil, serein, absorbé par une scène en dehors du cadre. Dans Ecstatic Streams, deux femmes brossées dans des tons plus sombres boivent un verre de vin. Dessiné au fusain, Amen Sitter met en scène, lui, un personnage qui se tourne tranquillement vers l'observateur. Mais, insiste l'artiste, «ces œuvres n'avaient pas vocation à être montrées».

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Cependant, face à la quantité d'œuvres produites en trois ans, un contexte sanitaire enfin propice permet la mise en place d'une exposition renouvelée, avec sa scénographie propre. L'occasion rêvée de présenter une facette complémentaire du travail de Yiadom-Boakye. Car de son propre aveu, elle se sent «très énergisée par cette exposition et les portes qui se sont ouvertes avec». Des perspectives qui confirment le savoir-faire de l'artiste, à l'aise dans une gamme étendue de supports picturaux.

Grande première pour cette exposition: l'affichage de dessins au fusain. Précis et réalistes sans perdre de leur pouvoir suggestif, ils nourrissent l'atmosphère intime, marque de fabrique de l'œuvre de Yiadom-Boakye. Tout se joue comme si le spectateur assistait à l'apparition des personnages sur scène ou à la capture sur le vif de leurs rêveries. Tous sont en effet des produits de l'imagination de l'artiste. Amusée, elle précise qu'ils ont été accrochés bas, «à sa hauteur».

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Technique et inspirations

Presque en contrepoint de ces œuvres sur des formats plus petits, dans une galerie vert sapin, voilà un magnifique diptyque dans des dimensions plus conséquentes: à gauche 8AM April (160 × 200cm), auquel répond Seven Acres Up à droite (180 × 200cm) à droite. Allongés, presque l'un contre l'autre, les personnages semblent unis. Pourtant le travail est sensiblement différent: huile sur toile pour le premier – «Ça va plus vite», précise Lynette pour qui le temps compte et défile, presque en décalage avec l'aménité des personnages portraiturés; huile sur lin, plus dense, plus riche, pour le second. Elle insistesur l'épaisseur de la matière: «Je suis plus affectée par la réalité physique.»

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Que ce soient pour les peintures ou pour les dessins, les couleurs sont choisies minutieusementdans des gammes de marron, de vert, d'orange – que renforce l'usage pour certains dessins de craie brune. Ces couleurs, si elles permettent de souligner les postures des personnages, au cœur de la composition visuelle, n'informent pas sur leur localisation ou leur origine. C'est que Yiadom-Boakye travaille sans modèles, uniquement sur la base de souvenirs et d'observations recomposées. Au spectateur d'imaginer la scène, aiguillé ou diverti par le titre poétique que l'écrivaine met sur sa piste. Jeu interprétatif alors: et si la vieille femme noire signée Make Me Mighty cherchait à retrouver une dignité? Yiadom-Boakye, il est vrai, aime plus que tout brouiller discrètement les pistes – un exercice qu'elle expérimente aussi par l'écriture, à l'image de la mystérieuse nouvelle intégrée au catalogue d'exposition.

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Dès lors, pour trouver des ancrages aux personnages oniriques, c'est dans les inspirations visuelles et sonores qu'il faut puiser, l'artiste les revendiquant volontiers. Côté musique, ce seront notamment Miles Davis et Prince «que j'ai écoutés toute mon enfance»; côté cinéma Almodóvar, Fassbinder ou encore Chabrol. «L'exposition intègre d'ailleurs une playlist et une programmation de films choisis par Lynette», précise à son tour la commissaire Lekha Hileman Waitoller.

Si l'on se tourne enfin vers les références littéraires, les noms de James Baldwin, Okwui Enwezor et Toni Morrison émergent. Des figures intimement associées à la communauté afro-américaine, qui, comme les titres des œuvres prolongeraient, désaxeraient, complexifieraient, voire politiseraient le propos?

Un imaginaire désengagé?

Il n'en reste pas moins difficile de trouver des prises dans le discours de Yiadom-Boakye, capable de filer sans cesse entre les mots. En réponse à une question posée sur l'intention de son travail, la voilà qui réplique: «Il y a toujours une intention politique.» Puis: «Je n'ai jamais souhaité définir ou expliquer avec des mots.» «Il y a une différence entre narrer, raconter et faire ressentir[...] J'écris sur les choses que je ne peux pas peindre et je peins les choses que je ne peux pas écrire.» Le discours de Lynette Yiadom-Boakye se construit précisément sur l'absence et sur l'inquestionnable – l'imaginaire. Ce que renforce la scénographie de l'exposition du Guggenheim, laissant libre cours au visiteur de déambuler à sa guise, d'une passerelle à une galerie.

«Des scrapbooks, des photographies, des magazines», précise malgré tout la conservatrice Lekha Hileman Waitoller pour parler des potentielles sources d'inspiration de son invitée. En tout cas, surtout pas de folklore. Tout doit alors être compris dans le creux du pinceau – et de la parole.

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Reste toutefois cet éléphant dans la pièce: le mot «noir» qui n'est jamais prononcé alors que l'ensemble des personnages représentés l'est. Comme s'il y avait une volonté d'éviter tout enfermement identitaire ou militant – l'exposition s'insère dans une saison du Guggenheim autour de quatre monographies d'artistes femmes. Du reste, si l'œuvre doit parler pour elle-même, elle constitue un plaidoyer discret mais puissant pour les corps noirs, largement mis en valeurpar leur place naturelle dans le décor, et leur pouvoir d'expression artistique.

L'observateur de s'interroger: ce discours d'évitement, de nuances et de liberté de l'artiste, serait-il devenu nécessaire? Comme si sur certains sujets contemporains, il serait paradoxalement devenu politique de se tenir éloigné de la politique.

À tenter de percer à travers les grandes lunettes de chouette de l'artiste, on en manquerait le petit collier doré sur lequel brille discrètement une miniature du continent africain… Mystère.

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* Exposition «Nul crépuscule n'est trop puissant», de LynetteYiadom-Boakye: du 31mars au 10septembre2023au musée Guggenheim de Bilbao.

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Author: Dr. Pierre Goyette

Last Updated: 29/11/2023

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